Un point de départ à mettre au travail
Cette théorie du changement n’est pour le moment qu’une ébauche, un point de départ. Nous partons de l’hypothèse première que la dégradation de la santé mentale des dirigeants de l’ESS, et toutes les conséquences de ce problème sur les équipes, les organisations , les publics concernés et la société tout entière, peut être envisagée comme un symptôme. Par symptôme, nous entendons la résultante de toute une systémique “fragilisante”, que nous voulons non-seulement rendre plus intelligible, compréhensible aussi bien dans sa dimension macro-sociale que dans ses effets très concrets et cliniques. Nous souhaitons aussi l’endiguer et la subvertir par la valorisation de tout ce que cette démarche collective va nous permettre d’identifier comme “consolidant” pour les dirigeant-es. Pour que l'impact social, sociétal et environnemental puissent se conjuguer avec santé, pérennité, transmission, entraide, etc.
Aux origines de la démarche
La genèse de notre démarche vient du terrain : dans le cadre de missions d’accompagnement, nous avons pu percevoir une forme de solitude, voire une vraie souffrance dans certaines équipes, qui nous ont particulièrement interpellées dans la proximité avec certain-es dirigeant-es. Pour ne mentionner que la question du changement d’échelle, il nous est arrivé mener un travail éprouvant (et pas toujours concluant) pour transformer la demande initiale sur des enjeux de stratégie, de modèle économique ou encore d'accompagnement du changement, en un accompagnement sur des questions psychosociales. Tout simplement parce qu'en l'état actuel des choses, il était impossible de faire équipe, d'y croire encore, de retrouver l'élan initial qui avait permis à l'organisation de se structurer pour adresser un problème social, sociétal ou environnemental faisant sens pour tous. Les signes sont multiples mais une récurrence est observable : des dirigeants qui s'éloignent du terrain car mobilisés sur des questions souvent liées au financement, des collectifs qui se délitent, qui parfois même s'entredéchirent, des individus qui s'épuisent, oscillent entre une activité frénétique et un désengagement coupable… Mais qui ne parviennent pas à mettre des mots sur ce qui fait difficulté, pour qui le manque de congruence entre l’idéal projeté et la réalité de ce qu’ils vivent est insupportable. Cette impossibilité de s'autoriser à penser cette désillusion, à la mettre en partage a également ses effets : chacun est comme muselé, incapable de traverser l'épreuve autrement qu’en désignant des boucs émissaires, en culpabilisant, en se plongeant dans une fuite en avant…
Lorsque nous avons essayé de proposer des groupes de pairs à des entrepreneurs (nous avons rencontré une trentaine de dirigeant-es dans la phase d'exploration), nous avons rencontré un fort intérêt, mais des résistances aussi : “je n'ai pas le temps”, “c’est intéressant mais ça serait bien surtout pour les équipes”, “à quoi ça sert, de manière très concrète ?”... Nous avons encore une fois pu constater que l’ESS produit une forte idéalité, qu’il serait presque dangereux de questionner : exprimer de la désillusion, s'ouvrir à d'autres sur des doutes, des "facteurs de fragilisation" n'est pas si simple. Il y a un risque d’effondrement, non seulement intra-psychique, individuel, mais aussi de tout un édifice social qui dépend de la capacité du dirigeant-e à maintenir actif l’idéal. Si dans les institutions médico-sociales ou socio-éducatives, l’analyse des pratiques professionnelles (APP) est instaurée comme une hygiène indispensable (et souvent obligatoire), les autres secteurs, plus “entrepreneuriaux” dans leur ADN, sont sur-accompagnées sur la dimension technique et managériale de leur fonction, mais pas du tout invités à travailler en collectif autour de questions qui viennent les chercher du côté des éprouvés, de ce que ça fait vivre de travailler pour des causes dont beaucoup se dépréoccupent, dans des conditions souvent “sportives”.
Pour adresser la question autrement et en faire un vrai travail systémique, nous avons eu envie de proposer une démarche d’action-recherche : en partant d’eux, de ce qu’ils vivent, de situations très concrètes, non-seulement provoquer de l’entraide, trouver des marges de manoeuvre, mais aussi commencer à élaborer des éléments théoriques et pratiques restituables à grande échelle.
Action-recherche : pourquoi ?
INSPIRE, c’est donc une action-recherche sur la santé, les facteurs de fragilisation et de consolidation des dirigeant-es de l’ESS et des entrepreneurs sociaux.
Action-recherche, c’est un terme peu courant. On parle plus souvent de recherche-action. Nous avons placé le terme "action" avant celui de "recherche" pour deux raisons :
premièrement, nous avons une ambition première de soutien direct des entrepreneur-es et dirigeant-es que nous regroupons dans le cadre de cette démarche. L’idée est qu’ils soient au bénéfice d’un groupe contenant, soutenant, les aidant en temps réel.
Deuxièmement, c’est pour souligner le fait que nous sommes dans le cadre d’une recherche inductive, empirique au départ : notre démarche va dans le sens d’une "priorité accordée à la clinique comme source vive de la théorisation", comme l’exprime très bien Jean-Claude Rouchy. Nous n’imposons pas des hypothèses fortes à vérifier, nous avons tout au plus des intuitions, mais c’est ce qui est mis au travail au sein des groupes qui constitue la matière première d’une analyse, d’hypothèses, que nous remettons au travail non seulement au sein de ces groupes, mais aussi au sein d’instances comme le cercles des partenaires apprenants.
Facteurs de fragilisation et de consolidation
Ces deux expressions sont une manière pour nous de ramener la question de la santé sur un registre qui n’est pas seulement celui de l’individu. Il y a une question systémique à apprivoiser qui concerne évidemment l'implication subjective des dirigeants, mais aussi des enjeux collectifs, organisationnels, institutionnels, historiques, sociétaux, etc.
Notre intention est donc de mener un travail d'élucidation, à partir de l'expérience restituée dans les groupes de pairs, des éléments venant fragiliser le secteur, l'organisation, les collectifs, et l'individu. En comprendre les effets, les causes, les boucles rétroactives. Pour valoriser également, sans nous enfermer dans une logique de "bonnes pratiques" prétendument valables en tout temps et en tout lieu, ce que nous appelons facteurs de consolidation : ce sont toutes les ressources psychosociales, organisationnelles, institutionnelles qu'il faut adresser. De la réponse individuelle au plaidoyer national, nous faisons le pari qu'une palette de réponses possibles existent, dont la plupart de situent du côté des différents collectifs institués venant entourer les dirigeants (équipes, conseil d'administration, financeurs, incubateurs, instances représentatives, etc.).
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