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Photo du rédacteurJulien Duvivier

Groupes de pairs de l'action-recherche INSPIRE : apprentissages en continu

Dernière mise à jour : 12 oct.

Sans vouloir tirer de conclusions trop hâtives, notre intention est de restituer régulièrement les apprentissages que nous tirons de nos groupes. Les éléments que nous partageons sur cette page sont des pistes de réflexion qui se construisent et s'affinent chemin faisant. Elles sont le fruit de la rencontre entre des lectures de travaux de recherche nous permettant de comprendre les phénomènes socio-historiques ayant des effets sur les organisations de l'ESS, d'autres issus de la sociologie clinique, de l'approche systémique, de psychosociologie ou encore de psychologie du travail, avec des situations singulières que les groupes de pairs nous donnent à voir.


La réflexion proposée est à envisager comme un entonnoir : du plus macro-social au plus clinique (au plus près du sujet, des pensées et des éprouvés de chacun). Ces réflexions se veulent accessibles et "vulgarisantes" : nous n'encombrerons donc pas le texte, au risque d'aller parfois un peu vite, de références ou de concepts jugés trop scientifiques et difficilement assimilables.


L’appartenance à un “tiers secteur” et ses effets


A la fin des années 1970, sous l’influence de ce que l'on a appelé la “deuxième gauche” a émergé l'idée d'une prise de distance avec l’idéologie marxiste et jacobine qui jusqu'alors dominait dans le champ de la gauche politique. Certains responsables ont cherché à mobiliser des moyens d’actions qui sortent du champ purement politique, en s’appuyant notamment sur le “tiers secteur”(que l'on appelait pas encore ESS) pour proposer une alternative à deux phénomènes :


  • un État jugé "démesuré" : trop présent, interventionniste, centralisateur, peu efficace dans sa gestion des questions sociales,

  • une économie de marché dérégulée, dont il devenait de plus en plus évident qu’elle ne produisait pas que de la richesse, en tout cas pas pour tous.


Des sociologues dits "critiques" de l’ESS, comme Matthieu Hély ou Matthieu Moutard-Martin, proposent une analyse éclairante de cette période fondatrice et des décennies qui ont suivi : le secteur appelé aujourd’hui "ESS" se serait structuré et continuerait, même après de nombreuses réformes (dont la Loi Hamon de 2014), d’être structuré par cet “entre deux”. Avec pour corollaires plusieurs phénomènes intriqués :


  • Le “tournant gestionnaire” : l’Etat incorpore progressivement, et de manière affirmée (sous l’influence de grands cabinets de conseil), la logique du New public management. L’Etat central, les collectivités, les entreprises publiques, sont invitées à rationaliser leur fonctionnement et leurs dépenses selon des principes qui sont ceux du monde de l’entreprise. Management par projets, par objectifs, gains de productivité : l'Etat devient "une entreprise comme les autres".


  • Une conséquence directe de ce tournant gestionnaire pour l’ESS est un passage d'un État social à un Etat agissant par délégation : le tiers secteur devient un opérateur de politiques publiques. Des projets fléchés, mettant en concurrence les acteurs, conditionnant les financements à l’obtention de résultats mesurables, à une logique d’innovation sociale qui devient une prescription. Tout cela assigne le tiers secteur à une place et le précarise. La course au financement, la nécessité de penser un modèle économique hybride (entre financements publics et privés) ne finançant plus la structure mais des projets d'innovation sociale dont l'impact est mesurable, sont les conséquences les plus visibles de ce phénomène. Il en découle, en particulier pour les responsables, une grande incertitude sur la pérennité de la structure. Dans le premier groupe Inspire les dirigeants nous parlent de manière prégnante de cette incertitude face à l’avenir, ils disent “marcher sur des sables mouvants”.


  • “L’isomorphisme institutionnel” : une expression très jargonneuse pour exprimer une idée finalement assez simple : les structures à vocation sociales adoptent de manière croissante, au même titre que l'Etat, les codes de l'entreprise. Elles se "gestionnarisent"en un mot. Nous en avons l’exemple, tragique en l'occurence, dans les enquêtes publiées par Victor Castanet (Les fossoyeurs, pour les EPHAD, et Les ogres pour les crèches privées) : des organisations prenant en charge les plus fragiles, sont soit gérées par des entreprises privées, soit par des associations empruntant les codes de l’entreprise privée. Si l'idée n'est pas complètement absurde et sa mise en oeuvre peut être exécutée de manière tout à fait intelligente, avec mesure et en ayant à coeur le "travail bien fait" et le respect inconditionnel du bénéficiaire ... de nombreux exemples semblent valider l'hypothèse que chercher à faire plus d’argent, ou même à avoir plus d’impact, avec moins de ressources a des conséquences souvent délétères sur les collectifs de travail et les destinataires du service.





Cette évolution socio-historique n'est pas sans conséquences sur les représentations que se font les acteurs de l'ESS de leur activité et sur les différentes tensions qui peuvent apparaître au sein de ce champ. Dans un chapitre d'ouvrage intitulé "Pour un questionnement critique de l’innovation sociale", les sociologues Maïté Juan et Jean-Louis Laville nous proposent de considérer deux versions de l'innovation sociale : une “innovation sociale forte” (alternative au néolibéralisme, citoyenne, militante, politisée) et une ”innovation sociale faible” (plus entrepreneuriale, cherchant à aménager le système marchand dominant sans en remettre en cause la logique).


Si ce clivage est théoriquement intéressant et éclairant pour comprendre la diversité des instances représentatives de l'ESS et les positionnements politiques divergents qui peuvent transparaître, il n'est pas si évident que cela à discerner dans la logique des acteurs au sein des organisations. La plupart du temps, ce clivage est en réalité plutôt un flou, un impensé qui plonge notamment les dirigeants dans de grands paradoxes.


Un écart entre “part subjective” et “part fonctionnelle”


Le schéma ci-dessous a été présenté au premier groupe Inspire en juillet, à partir de tout ce que nous avions pu mettre au travail suite aux deux premières rencontres. Il illustre une des conséquences de ce que nous venons de décrire sur l'expérience subjective les dirigeant-es de l’ESS.




En psychologie du travail, une manière d’observer l’activité pour déterminer si elle est plutôt vivante, saine, ou plutôt délétère pour la santé, consiste à évaluer l’écart entre le prescrit et le réel :


  • le prescrit, qui est une nécessité pour que l’activité soit structurée, est constitué de tout ce qui est visible, organisé, mesurable, objectivable. C'est "la pointe de l’iceberg" pour reprendre une image proposée par deux participantes du premier groupe.


  • le réel désigne tout ce que l'individu et le collectif de travail ont à déployer et qui relève des “savoirs-faire discrets”, subjectifs, invisibles et ”inestimables” pour que le travail soit vraiment fait. Mes émotions, mon intelligence rusée, mes arbitrages, mes inventions ordinaires, le temps “perdu” à rêver, imaginer des choses avec d’autres, etc.


Plus l’écart entre prescrit et réel est fort, plus le prescrit ignore le réel et le malmène, et plus il y a perte de sens, délitement du collectif, dégradation de la santé, etc.


En l’occurence, les dirigeants semblent vivre de grands paradoxes entre leur “part fonctionnelle” (d’eux dépend la viabilité économique, la renommée de l’organisation, sa vitalité interne, la quête de sens de tous les autres, etc.) et leur “part subjective” (la possibilité de douter, de questionner, de s’indigner, d’être subversif, créatif, etc.). Les deux sont nécessaires, mais quand le premier phagocyte le second, c’est alors qu’on se sent seul, pas à la hauteur, submergé par les injonctions, etc.



Le groupe réflexif et sa fonction subversive


Une réponse possible, parmi les nombreuses “résistances créatrices” mises en lumière par les dirigeants que nous accompagnons (l’humour, la formation, la consultation des équipes, la mise en place d’instances de régulation en interne, le plaidoyer, l’insoumission ou la démission) pour ne plus subir la “souffrance éthique”, c’est précisément le groupe de pairs réflexif. Nous précisons ici "réflexif" car ce n’est pas la même démarche que de faire, par exemple, du réseau entre pairs, ou encore des groupes de codéveloppement ponctuels. Même si dans ces deux espaces, évidemment, on pense et on se soutient.


Ce qui nous semble apparaître de manière progressive, c'est le fait que l'expérience qui consiste à se regrouper entre pairs pour creuser de manière volontaire, critique, impliquée, des problèmes qui peuvent être soit très subjectifs, soit très systémiques, voire politiques, apporte deux étayages essentiels, "deux facteurs de consolidation" :


  • la désillusion : contre-intuitif, ce terme nous semble pourtant être un remède nécessaire à la dialectique "toute puissance" -"impuissance" dans laquelle ils oscillent avec plus ou moins de difficulté. Il ne s'agit pas de désespérer, mais bien de sortir d’une illusion. Si l’illusion est nécessaire pour se mettre en mouvement, il est tout aussi nécessaire de savoir en sortir en se confrontant au réel,


  • la subversion : au sein d’un groupe qui est stable et finit par bien se connaître, qui écoute en profondeur, reconnaît la valeur de chacun, voit aussi ses ornières, il y a une force qui se dégage et permet de revenir sur le terrain avec un regard neuf, des idées fraîches, une capacité à faire basculer l’ordre établi.




Pour ne citer qu’un exemple vécu lors d'une journée Inspire : deux participants au groupe ont joué en théâtre forum une scène représentant une présidente du CA demandant à son directeur de répondre à un appel d’offre décrit en off comme "foireux", à la dernière minute, alors qu’il est épuisé, que deux membres de son équipe sont en arrêt, etc. Il essaie de la convaincre de l'absurdité de la situation, mais échoue. A la fin de la scène, il est coincé, obligé d'annuler son week-end. Deux "spect'actrices", comme c’est le principe en théâtre forum, ont proposé des alternatives en jouant :


  • un changement de posture individuelle qui a désarmé la présidente en lui disant tout simplement : “là je ne me sens pas écoutée”,


  • un pur et simple "renvoi" à l’institution : elle a rappelé que le CA était une instance, que cette instance dont ils étaient tous les deux participants, était souveraine pour décider, et qu'en l'occurence rien n'avait été validé.


A travers cet exemple fictif à partir d'une scène, certes un peu outrancière, mais bien plausible et décrivant des mécanismes bien réels, nous voyons apparaître deux subversions que les dirigeants se sentent, progressivement autorisés à pratiquer pour ne pas subir et faire subir à leur organisation une souffrance éthique, délétère pour tous lorsqu'elle est devient autre chose qu'une exception.



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